San Diego, Californie, 2001

1

À l’ouest d’Encinitas, sur la côte Pacifique, le gracieux yacht Nepenthe se balançait au mouillage ; c’était le plus grand navire d’une immense flottille qui semblait inclure l’ensemble des voiliers et bateaux à moteur de San Diego. Avec ses lignes fluides et effilées, sa livarde s’élançant de sa proue comme un javelot et son imposte flamboyante, le Nepenthe, un clipper long de soixante-dix mètres, ne pouvait que susciter l’admiration. On aurait cru voir un navire de porcelaine voguant sur la mer de Delft. Sa peinture luisait comme si on l’avait astiquée et ses cuivres étincelaient sous le soleil de Californie. De la proue à la poupe, drapeaux et oriflammes claquaient au vent. De temps à autre, des ballons s’élançaient vers le ciel sans nuage.

Dans le spacieux salon de style Empire britannique, un quatuor à cordes jouait un air de Vivaldi pour une assemblée éclectique composée d’acteurs hollywoodiens en costume de soirée, de politiciens corpulents et d’animateurs de télévision filiformes qui tournaient autour d’une table d’acajou aux pieds épais, tout en dévorant pâtés, caviar béluga et crevettes comme s’ils n’avaient rien avalé depuis dix jours.

À l’extérieur, massés sur les ponts inondés de soleil, des enfants en fauteuils roulants ou penchés sur des béquilles croquaient dans des hot dogs et des hamburgers tout en profitant de l’air vivifiant de la mer. Une jolie femme d’une cinquantaine d’années passait parmi eux en s’affairant comme une mère poule. La bouche généreuse et les yeux bleu azur de Gloria Ekhart étaient fort connus du public. Des millions de personnes avaient vu ses films et suivi son sitcom à la télévision. Tous ses fans connaissaient sa fille, Elsie, la jolie demoiselle au visage couvert de taches de rousseur, dont le fauteuil roulant sillonnait le pont à toute vitesse. En pleine gloire, Ekhart avait abandonné sa carrière d’actrice pour consacrer sa fortune et son temps à aider des enfants comme la sienne. Un peu plus tard, les convives influents qui sifflaient du Dom Pérignon dans le salon seraient invités à sortir leur carnet de chèques pour financer la fondation Ekhart.

Ekhart avait le sens de la publicité. C’était elle qui avait loué le Nepenthe pour sa réception. En 1930, quand le vaisseau avait été lancé dans les chantiers navals G. L. Watson à Glasgow, il comptait parmi les plus gracieux yachts à moteur ayant jamais sillonné les mers. Son premier propriétaire, un comte anglais, le perdit à l’issue d’une partie de poker qui avait duré toute la nuit. Un nabab d’Hollywood en hérita. L’homme avait un penchant pour les cartes, les parties marathon et les starlettes mineures. Le yacht passa entre les mains d’une série de propriétaires, avant d’être transformé en bateau de pêche, reconversion qui n’eut qu’un temps. Empestant le poisson mort et les appâts, le yacht rouillé languissait au fin fond d’un chantier naval quand un magnat de la Silicon Valley le sauva de la démolition. Ayant dépensé des millions pour sa restauration, il tentait à présent de récupérer sa mise en le louant pour de grands événements comme cette collecte de fonds organisée par Ekhart.

Un homme portant un blazer bleu orné d’un badge officiel agrafé sur la poche de poitrine scrutait l’immense étendue verte du Pacifique au moyen d’une paire de jumelles. Il les éloigna, se frotta les yeux avant de reprendre son observation. Au niveau de la ligne d’horizon, de fins panaches blancs se détachaient sur le ciel bleu. L’homme baissa les jumelles, leva un aérosol muni d’une trompette en plastique et pressa trois fois sur le bouton.

Honk... honk... honk.

Le braillement strident du klaxon se répercuta sur l’eau comme le cri d’un jars monstrueux à la période du rut. La flottille reprit le signal et bientôt une cacophonie de cloches, de sifflets et de cornes emplit l’air et couvrit les piaillements des mouettes affamées. Des centaines de spectateurs se précipitèrent sur leurs jumelles et leurs appareils photo. Certains bateaux gîtèrent dangereusement sous le poids de leurs passagers qui s’agglutinaient tous sur un même côté. À bord du Nepenthe, les convives engloutirent d’un coup les petits-fours qu’ils tenaient en main et sortirent en masse du salon, armés de leurs coupes de Champagne. Se protégeant les yeux, ils se mirent à observer au loin les panaches qui se déployaient comme des plumes à la queue d’un coq. Porté par la brise, on entendait un bruit rappelant celui d’un essaim d’abeilles furieuses.

Un hélicoptère décrivait des cercles à quelque trois cents mètres au-dessus du Nepenthe. À son bord, se trouvait un photographe italien au physique d’athlète. L’homme répondant au nom de Carlo Pozzi tapota l’épaule du pilote et désigna quelque chose au nord-ouest. À cet endroit, des sillons blancs parallèles marquaient la surface de l’eau, un peu comme si une immense flèche invisible l’avait éraflée. Pozzi vérifia l’attache de son harnais de sécurité, s’appuya d’un pied sur un patin et chargea une caméra de vingt-cinq kilos sur son épaule. Il savait d’expérience comment se pencher sans trop subir les assauts du vent. La puissante focale de sa caméra capta les lignes qui progressaient toujours. Il fit un panoramique de la gauche vers la droite, offrant ainsi aux spectateurs du monde entier une vue d’ensemble sur les douzaines de navires de course qui labouraient les flots. Puis il zooma sur les deux bateaux qui filaient en tête, quatre cents mètres devant leurs concurrents.

Les rapides embarcations rasaient la crête des vagues, leurs coques de douze mètres aux proues surélevées semblaient planer comme si elles tentaient d’échapper aux lois de la gravité. Le premier bateau était aussi rouge qu’une voiture de pompiers. Dans son sillage, moins de cent mètres derrière lui, le deuxième étincelait telle une pépite d’or. Ils ressemblaient davantage à des engins de combat intergalactiques qu’à des véhicules marins. Leurs ponts plats étaient flanqués de deux flotteurs, des coques de catamaran effilées comme des couteaux, prolongées par une double proue pointue et, à l’arrière, par des ailerons aérodynamiques, placés au-dessus des compartiments des moteurs. Deux verrières de type F-16 barraient le navire dans sa partie postérieure.

Coincé sous la verrière droite du bateau rouge, le visage figé par la détermination, Kurt Austin s’arc-bouta. Son catamaran de huit tonnes ne cessait de cogner contre une eau aussi dure que du béton. Contrairement aux engins terrestres, l’embarcation ne possédait pas d’amortisseurs pour atténuer les secousses. Chaque cahot parcourait le Kevlar moulé d’une seule pièce et la coque en composé de carbone avant de lui traverser le corps. Ses dents s’entrechoquaient et malgré ses larges épaules, ses puissants biceps et le harnais cinq points qui maintenait ses cent kilos, il se sentait comme un ballon de basket sous le dribble de Michael Jordan. Il lui fallait employer toute l’énergie de son mètre quatre-vingt-dix de muscles pour ne pas lâcher les manettes des gaz et garder son pied gauche fermement posé sur la pédale commandant les deux énormes moteurs turbos qui propulsaient le bateau comme la foudre à travers les flots.

Sous la verrière de gauche, José « Jœ » Zavala était penché sur la barre, s’escrimant à maintenir le catamaran dans la bonne direction. Le petit volant noir auquel s’agrippaient ses mains gantées ne semblait pas adapté à cette rude tâche. Il n’avait pas l’impression de piloter un bateau, mais de viser une cible. Sa bouche n’était qu’une ligne grimaçante. Ses grands yeux sombres avaient perdu leur habituelle vivacité. À travers le pare-brise en Plexiglas teinté, ils tentaient de décrypter les humeurs de la mer, guettant la variation des vents et jaugeant la hauteur des vagues. Le balancement vertical de la proue ne leur facilitait pas la tâche. Austin mesurait le comportement du bateau aux vibrations qui parcouraient littéralement son corps ; Zavala, lui, sentait les vagues et les creux à travers son gouvernail.

Austin aboya dans le micro de l’interphone reliant les deux cockpits. « Quelle est notre vitesse ? »

Zavala jeta un coup d’œil sur le cadran digital. « Un vingt-deux ». Puis il passa à la position GPS et au compas. « Impeccable. »

Austin consulta sa montre et posa les yeux sur la carte attachée à sa cuisse droite. La course longue de deux cent soixante kilomètres commençait à San Diego. Après avoir effectué deux virages en épingle à cheveux autour de Santa Catalina Island, les concurrents revenaient à leur point de départ, ce qui permettait aux milliers de spectateurs postés le long des plages d’assister à l’arrivée, le moment le plus intense de la compétition. D’une minute à l’autre, ce serait le dernier virage. Sur sa droite, à travers la verrière du cockpit couverte d’embruns, Austin vit s’élever une ligne verticale, puis une autre. Des mâts de voiliers ! La flottille des spectateurs formait une grande haie d’honneur au beau milieu de la mer. Une fois dépassés les plaisanciers, les concurrents rencontreraient la vedette des garde-côtes près de la bouée marquant le changement de direction et repartiraient pour le dernier tour de piste. Il jeta un rapide coup d’œil par-dessus son épaule droite et aperçut le reflet du soleil sur l’or. « Monte à un trente », ordonna Austin.

Les chocs de plus en plus violents faisant vibrer le gouvernail indiquaient que les vagues grossissaient. Zavala avait déjà remarqué les mouchetures blanches et les marbrures bien distinctes nappant la surface de l’eau, signe que le vent s’était levé. « Je suis pas sûr que ce soit le truc à faire », hurla Zavala au-dessus du vrombissement des moteurs. « Je vais donner un petit coup. Où est Ali Baba ?

— Il nous colle au train !

— Il est dingue de tenter le grand jeu maintenant, il devrait se contenter de nous suivre et nous laisser tout prendre dans la figure comme il l’a fait jusqu’à présent. Et puis rentrer tout droit à l’écurie. La mer et le vent sont trop imprévisibles.

— Ali n’aime pas perdre. »

Zavala grommela. « OK, je monte à un vingt-cinq. On va peut-être le semer. »

Austin appuya du bout des doigts sur la manette des gaz et sentit l’engin bondir sous lui.

Un moment plus tard, Zavala annonça :  « Un vingt-sept. On dirait que ça va. »

Distancé, le bateau doré accéléra pour calquer son allure sur celle de son concurrent. Austin pouvait lire l’inscription noire sur son flanc : Flying Carpet. Le pilote était caché derrière le verre teinté, mais Austin devinait qu’un grand sourire éclairait le visage du jeune homme barbu aux allures d’Omar Sharif. Fils d’un magnat de l’hôtellerie de Dubaï, Ali Bin Said faisait partie des adversaires les plus redoutables au sein de cette discipline sportive, l’une des plus dangereuses et des plus rigoureuses au monde, la course offshore de Class I.

Ali avait bien failli battre Austin l’année précédente, au Grand Prix Duty Free de Dubaï. Essuyer une telle humiliation dans son propre pays l’avait fortement agacé. Il avait donc renforcé la puissance des deux moteurs Lamborghini de la Carpet. Le groupe moteur de la Red Ink avait lui aussi bénéficié de quelques perfectionnements et gagné quelques kilomètres-heure, mais Austin estimait que le bateau d’Ali valait bien le sien.

Lors de la réunion préparatoire organisée avant la course, Ali lui avait lancé, sur le mode de la plaisanterie, qu’ils luttaient à armes inégales puisqu’Austin pouvait compter sur l’Agence nationale marine et sous-marine pour apaiser les flots sur son passage. En tant que chef de l’Equipe des missions spéciales de la NUMA, Austin disposait des ressources d’un gigantesque organisme public. Mais il préférait ne pas jouer les rois Canute. Ali avait été battu non par des moteurs plus puissants, mais par la parfaite cohésion et le travail d’équipe fourni par Austin et son partenaire de la NUMA.

Avec son teint hâlé et ses épais cheveux noirs toujours coiffés en arrière, Zavala aurait pu passer pour un maître d’hôtel dans un palace d’Acapulco. Le léger sourire qui ne quittait pas ses lèvres masquait la volonté de fer qu’il s’était forgée à l’Université quand il était boxeur poids moyen. Ce trait de caractère s’était affirmé depuis qu’il travaillait pour la NUMA. Ses nombreuses missions avaient constitué autant de défis à relever. Cet ingénieur de marine, homme éminemment doux et sociable, avait des milliers d’heures de vol à son actif, il pilotait aussi bien des hélicoptères que de petits avions ou même des avions à réaction, et se glissait tout aussi aisément dans le cockpit d’un bateau de course. Austin et lui, quand ils collaboraient, étaient aussi minutieux et efficaces qu’une mécanique de haute précision. À la seconde même où l’arbitre avait levé le drapeau vert signalant le départ, Zavala avait pris la tête de la compétition.

Ils étaient très bien placés, dans un angle presque idéal, et avaient franchi la ligne de départ à deux cents kilomètres-heure. Tous les bateaux avaient passé la ligne pleins gaz. Deux concurrents parmi les plus déterminés firent exploser leurs moteurs presque dès le début, un autre chavira au premier tournant, probablement le passage le plus dangereux dans ce genre de course, et le reste du peloton fut tout simplement relégué loin derrière les deux bateaux de tête. Le Red Ink dépassa les autres comme une fusée ; on aurait dit ses concurrents empêtrés dans du papier tue-mouches. Seul le Flying Carpet se maintenait. La première fois qu’il contourna Catalina Island, Zavala prit son virage autour de la bouée de telle sorte qu’Ali fut obligé de s’écarter. Depuis lors, le Flying Carpet ne cessait de combler son retard.

À présent, le Carpet s’envolait et remontait à la hauteur du Red Ink. Austin savait qu’Ali, à la dernière minute, avait opté pour un moteur plus petit et plus adapté aux mers agitées. Austin regrettait d’avoir choisi un gros moteur pour mer calme. Ali avait eu l’intelligence d’écouter son intuition plutôt que le bulletin météo. « Je passe un cran au-dessus ! », hurla Austin. « Il est à un quarante maintenant », lui répondit Zavala sur le même ton. « Le vent s’est levé. Il va décoller si on ne ralentit pas. »

Austin savait qu’un virage pris à vive allure représentait un risque. Les deux coques du catamaran glissaient à la surface de l’eau sans presque rencontrer de résistance. Le navire avait été conçu pour filer sur la crête des vagues, mais cette qualité pouvait devenir un handicap, le vent risquant de s’engouffrer sous la coque et la soulever comme un cerf-volant ou, pire, retourner complètement le bateau.

Le Flying Carpet se rapprochait toujours. Du bout des doigts, Austin actionnait adroitement les manettes des gaz. Il détestait perdre. Sa combativité, il l’avait héritée de son père, tout comme son physique de joueur de football américain et ses yeux aussi bleus que les fonds sous-marins baignant les récifs de corail. Un jour, il irait trop loin et sa détermination lui coûterait la vie. Mais pas aujourd’hui. Il relâcha les gaz. Cette manœuvre les sauva sans doute.

Devant eux, la mer s’enflait. Une vague d’un mètre quarante couronnée d’écume fonçait sur eux en grondant presque. Zavala la vit arriver de biais, pria pour qu’ils l’évitent et comprit aussitôt qu’il avait mal calculé son coup. Comme une griffe de chat, la vague accrocha l’un des flotteurs. Le Red Ink fut projeté dans les airs et se mit en vrille. Zavala réagit instantanément en barrant dans le sens du tournoiement, à la manière d’un automobiliste glissant sur une plaque de verglas. Le bateau retomba de travers, roula sur le côté si bien que les verrières des cockpits furent submergées, puis se rétablit après quelques embardées.

Ali ralentit, mais, dès qu’il vit qu’ils étaient sains et saufs, poussa ses moteurs en abandonnant toute prudence, il avait résolu de laisser Austin le plus loin possible derrière lui. Ignorant les conseils de son coéquipier, un vétéran nommé Hank Smith, Ali donna toute la puissance. L’énorme queue de coq décrivit dans l’air un arc de plusieurs dizaines de mètres et les deux moteurs creusèrent dans l’eau deux larges sillons identiques. « Désolé, cria Zavala. J’ai pris une vague.

— Félicitations ! On est bons pour la deuxième place. »

Austin força l’allure et, faisant hurler les moteurs, se lança dans une poursuite sauvage.

À la verticale de la course, là-haut dans le ciel, le cameraman de la télévision italienne n’avait rien perdu de la scène. Le bateau de tête s’était laissé distancer. L’hélicoptère décrivit un large cercle et revint survoler la flottille pour se placer enfin au centre du chenal. Pozzi comptait filmer en gros plan le futur vainqueur passant en trombe devant les spectateurs et se dirigeant vers la bouée, puis la dernière ligne droite avant l’arrivée à San Diego. Le cameraman jetait un coup d’œil sur la mer, histoire de se repérer, quand il vit flotter un gros objet brillant et gris que léchaient de petites vagues. Un effet de lumière. Non, il y avait vraiment quelque chose. Il attira l’attention du pilote et lui désigna le secteur. « Bon Dieu, mais qu’est-ce que c’est ? » fit le pilote.

Pozzi dirigea la caméra vers l’objet et zooma en pressant un bouton. « C’est une balena », dit-il quand la chose se dessina nettement dans son objectif. « Sacré bon sang, parlez français.

— Comment dites-vous ? Une baleine.

— Ah ouais, répondit le pilote. Elles sont en pleine migration. Ne vous inquiétez pas, elle plongera dès qu’elle entendra les bateaux arriver.

— Non, fit Carlo en hochant la tête. Je crois qu’elle est morte. Elle ne bouge pas. »

Le pilote fit légèrement descendre son appareil afin de mieux se rendre compte. « Merde, vous avez raison, il y en a une autre. J’en vois flotter trois  – non, quatre. Bon sang ! Il y en a un peu partout. »

Il enclencha le canal d’appel. « Appel aux garde-côtes de San Diego. Ici l’hélicoptère de la télévision couvrant la course. C’est une urgence ! »

Une voix crépita dans la radio. « Cabrillo Point. Station des garde-côtes. Parlez.

— J’aperçois des baleines sur le trajet de la course.

— Des baleines ?

— Ouais, peut-être une douzaine. Je crois qu’elles sont mortes.

— Roger, fit le radio. Nous alertons la vedette de service pour qu’elle aille vérifier.

— Trop tard, trancha le pilote, il faut que vous arrêtiez la course. »

S’ensuivit un lourd silence. Puis :  « Roger. On va essayer. » Un moment plus tard, ayant reçu l’appel venant de la station, la vedette des garde-côtes quittait son poste à la bouée de virage. Les feux de son gyrophare orange s’épanouirent sur le bleu du ciel.

Ali ne vit cette lumière et la carcasse grise boursouflée qui flottait devant lui qu’au dernier moment. Trop tard. Il tourna le volant à fond, évita l’obstacle de quelques centimètres, parvint à contourner une autre carcasse, mais ne put échapper à la troisième. Il vira, hurla à Hank de couper les gaz. Smith tira précipitamment sur la manette et la coque retomba d’un bloc à la surface. Le Carpet fonçait encore à quatre-vingts kilomètres-heure quand il heurta la baleine qui explosa en répandant un air vicié avant de rebondir comme une énorme boule de graisse. Le bateau donna de la bande sur un de ses flotteurs, bascula, fit un tonneau et, par miracle, retomba à l’endroit.

Grâce à leurs casques, Ali et son coéquipier échappèrent à la fracture du crâne. À travers le brouillard qui obscurcissait sa vision, Ali tendit la main vers le volant et tenta de le bouger, mais le gouvernail ne répondait pas. Il appela son compagnon. Hank était affalé sur les manettes des gaz.

Le capitaine du Nepenthe était descendu sur le pont inférieur et discutait avec Gloria Ekhart quand soudain l’actrice se pencha sur le bastingage et dit en montrant quelque chose au loin :  « Excusez-moi, capitaine. Que fait donc ce bateau doré ? »

Le Flying Carpet divaguait comme un boxeur groggy tentant de se réfugier dans les cordes. Puis les proues jumelles cessèrent de zigzaguer, le bateau rétablit sa trajectoire et gagna de la vitesse en se dirigeant droit vers le yacht. Le capitaine attendait que le catamaran vire de bord, mais rien de tel ne se passa. Alarmé, il s’excusa d’un ton posé, fit un pas de côté et s’empara brusquement du talkie-walkie passé à sa ceinture. Son ordinateur mental était en train de calculer le temps qui leur restait avant que le bateau doré ne les percute. « Ici le capitaine, aboya-t-il dans l’appareil. Déplacez ce yacht !

— Maintenant, monsieur ? Pendant la course ?

— Vous êtes sourd ! Levez l’ancre et déplacez ce yacht. Immédiatement.

— Le déplacer ? Où cela, monsieur ? »

Ils avaient une chance sur mille d’échapper à la collision et son homme de barre s’amusait à poser des questions. « En avant ! », hurla-t-il, sur le point de succomber à la panique. « Bougez, c’est tout ! »

Le capitaine braillait ses ordres comme s’ils avaient encore une chance de s’en sortir. Mais il savait qu’il était trop tard. Le catamaran avait déjà parcouru la moitié de la distance qui le séparait du yacht. Le capitaine entreprit de rassembler les enfants à l’autre bout du navire. Il pourrait peut-être sauver quelques vies, mais c’était peu probable. La coque en bois exploserait en mille morceaux, le carburant se répandrait, provoquerait une terrible déflagration et le Nepenthe irait par le fond en quelques minutes. Tout en agrippant le fauteuil d’une petite fille pour lui faire traverser le pont, il hurla aux autres de l’imiter. Trop terrorisée pour réagir, Ekhart regardait la torpille dorée foncer vers eux. Instinctivement, elle passa son bras autour des maigres épaules de sa fille et la serra contre elle.

2

Austin ne fut pas surpris de voir Ali perdre le contrôle de son bateau. Depuis le temps qu’il cherchait l’accident. C’était plutôt la nature de celui-ci qui l’étonnait. Le Flying Carpet vira fortement et dérapa sur l’eau qui jaillit en trombes d’écume puis, fidèle à sa réputation, il se mit à s’incliner, l’un de ses flotteurs hors de l’eau, comme une voiture de cascadeur penchée sur ses deux roues latérales. Le catamaran effectua un vol plané de plusieurs dizaines de mètres, retomba dans une monumentale gerbe d’eau et disparut un moment avant de refaire surface, son flanc droit dressé vers le ciel.

Austin et Zavala avaient atteint leur vitesse idéale. En se maintenant à cent soixante kilomètres-heure, ils conservaient la tête du peloton sans pour autant renoncer à négocier avec l’état de la mer et des vents. Les vagues agitant la surface de l’eau étaient tantôt faibles tantôt moyennes, certaines plus longues que les autres, mais la plupart frangées d’écume. Rien à voir avec un vent de force 12 sur l’échelle de Beaufort, mais il fallait quand même se méfier. La mer restait imprévisible, elle pouvait se mettre à grossir soudainement et il fallait s’attendre à rencontrer encore quelques surprises, aussi surveillaient-ils attentivement les flots.

Après avoir décrit un large cercle, le Red Ink dirigea ses deux proues vers le bateau d’Ali. Zavala voulait savoir si ce dernier avait besoin d’aide. Le catamaran rouge franchit la crête d’une vague puis glissa au fond d’un creux. À ce moment-là, Zavala dut faire une embardée pour éviter un objet gris plus long que le hors-bord. Ensuite, il s’engagea dans une série de bordées, une sorte de slalom géant, afin de contourner trois autres gros monticules couleur ardoise. « Des baleines ! hurla Zavala tout excité, il y en a un peu partout. »

Austin réduisit leur vitesse de moitié. Ils dépassèrent une autre carcasse inerte, suivie d’une plus petite. Sans doute un baleineau. « Des baleines grises, dit-il émerveillé. Tout un banc de baleines.

— Ça n’a pas l’air d’aller très bien pour elles », remarqua Zavala.

— Pour nous non plus, ça ne va pas très bien », répondit Austin en abaissant les manettes des gaz. « On est en train de traverser un vrai champ de mines. »

Le bateau d’Ali n’avait pas cessé de dériver, ballotté par les vagues. Son moteur tournait dans l’air quand soudain, sa proue s’éleva, sa poupe s’enfonça et les pales de son hélice brassèrent furieusement l’eau. Le Flying Carpet se comportait comme un lièvre terrorisé par un chien de chasse, il accéléra et, très vite, se mit à filer au-dessus des vagues en fonçant droit vers la flottille des spectateurs. « Macho hombre ! » s’exclama Zavala, plein d’admiration. « Il emboutit une baleine et repart aussitôt signer des autographes. »

Austin lui aussi crut qu’Ali s’en allait saluer la foule de ses admirateurs. Le bateau fendait les flots comme une flèche d’or sur le point de se ficher au centre de sa cible. Du regard, Austin traça sur l’eau une ligne invisible, prolongeant la trajectoire du Flying Carpet jusqu’au flanc du grand navire blanc, ancré sur le passage de la course. À en juger d’après ses lignes gracieuses, ce vaisseau était un yacht de luxe. Austin admira la façon dont ses concepteurs avaient allié forme et fonctionnalité dans le tracé de sa coque de bois. De nouveau, il jeta un coup d’œil au bateau d’Ali qui accélérait toujours, filant droit vers le yacht.

Pourquoi ne se sont-ils pas arrêtés ? Pourquoi n’ont-ils pas fait un détour ?

Austin savait que la coque d’un bateau de course était plus résistante que du métal. En revanche, le gouvernail et l’arbre de transmission étaient fragiles. Si l’arbre avait été endommagé, le gouvernail était à présent impossible à manœuvrer. Bon, alors quoi ? Même avec une direction faussée, il leur restait encore la possibilité de couper les moteurs. Et si jamais l’homme installé aux commandes des gaz était dans l’incapacité de le faire, le pilote pouvait toujours utiliser l’interrupteur d’urgence, qu’on activait manuellement. Le bateau avait violemment heurté une baleine, mais ce choc n’était rien face à l’impact de l’eau contre la coque au moment où elle était retombée de tout son poids. Même équipés de casques et de harnais de sécurité, Ali et son équipier avaient dû être sérieusement secoués. Ça, c’était la version optimiste. Si l’on choisissait l’autre version, ils étaient sans doute évanouis. Il revint au yacht et vit les jeunes visages qui s’alignaient sur les ponts. Grands dieux, des gosses ! Le yacht était rempli de gosses.

 

 

Le pont grouillait d’activité. Les passagers du yacht avaient compris que le bateau de course se précipitait sur eux. L’ancre était en train d’émerger de l’eau, mais à moins que le navire ne prenne soudain son envol, la catastrophe était inévitable. « Il va lui rentrer dedans ! » dit Zavala, plus étonné qu’inquiet.

La main d’Austin sembla bouger d’elle-même. Il abaissa les manettes du bout des doigts, les moteurs rugirent et le Red Ink bondit comme un pur-sang pourchassé par une abeille. Zavala fut surpris par la brusque accélération, mais agrippant plus fermement le gouvernail, il dirigea le Red Ink vers le bateau fou. Austin et son coéquipier communiquaient de manière intuitive. Ce don leur avait sauvé la vie plus d’une fois, au cours des nombreuses missions accomplies dans le cadre de la NUMA. Austin rabattit les manettes vers l’avant. Le catamaran se mit à planer et bondit comme une fusée. Ils allaient deux fois plus vite que le Carpet dont ils s’approchaient en biais. L’interception n’était qu’une question de secondes. « Garde-nous parallèles à lui et reste à sa hauteur, ordonna Austin. Quand je crierai, tu lui donneras un petit coup à tribord. »

Les synapses du cerveau d’Austin émettaient assez d’énergie électrique pour éclairer toute une ville. Le Red Ink escalada une vague, fut projeté dans les airs et retomba au milieu d’une gerbe d’eau. Le yacht avançait lentement. Ce déplacement risquait d’augmenter leur marge d’erreur, mais pas de beaucoup.

Les deux bateaux se trouvaient presque côte à côte. Zavala démontra son incroyable talent de pilote en rapprochant le Red Ink de son concurrent malgré les vagues qui s’élargissaient dans le sillage de l’autre catamaran. Austin attendit qu’ils rejoignent le Carpet, le dépassent, puis doucement rabattit les manettes pour adapter leur vitesse à celle de l’autre. Seuls quelques mètres les séparaient.

L’esprit d’Austin avait rejoint cette zone intermédiaire située entre le penser et l’agir. Il n’était que pur réflexe, chacun de ses sens en alerte. Impossible d’émettre une pensée rationnelle sous le tonnerre assourdissant des quatre puissants moteurs. Il ne faisait plus qu’un avec le Red Ink ; ses muscles et ses tendons reliés à l’acier et au Kevlar appartenaient au bateau tout autant que les pistons et l’arbre de transmission. Les mouvements des deux catamarans n’étaient pas synchronisés ; quand l’un était en haut l’autre était en bas. Austin modula la vitesse du Red Ink jusqu’à ce qu’ils ressemblent à deux dauphins nageant en parfaite harmonie.

En haut.

En bas.

En haut. « Maintenant ! » hurla-t-il.

L’espace séparant les deux bateaux se resserra. Plus que quelques centimètres. Zavala tourna le gouvernail vers la droite. C’était une manœuvre délicate. Si on l’effectuait de manière trop brutale, les deux coques risquaient de s’accrocher l’une à l’autre et les bateaux enchevêtrés seraient propulsés dans les airs, ce qui aurait des conséquences mortelles. Lorsque les coques se rencontrèrent, il y eut un son creux et un crissement émis par le composé au carbone soumis à rude épreuve. Puis les deux catamarans rebondirent l’un sur l’autre et s’écartèrent. Zavala ramena le sien et le maintint fermement dans la position voulue. Le volant avait tendance à lui échapper des mains.

Austin mit les gaz. Le bruit des moteurs était assourdissant. De nouveau, les bateaux se heurtèrent, il avait l’impression de chevaucher un énorme taureau. Finalement le Flying Carpet dévia sur la droite. Ils s’écartèrent une fois encore. Pris au jeu, Zavala fit de nouveau s’entrechoquer les deux catamarans, détournant toujours plus le bateau fou de sa course. « Dégage, Jœ ! »

Le chemin que suivait à présent le catamaran d’Ali le conduisait droit vers la flottille, mais il ne risquait plus d’emboutir la poupe du yacht. En le voyant arriver sur eux, les bateaux des spectateurs s’éparpillèrent comme des feuilles mortes dans le vent. Austin savait qu’en faisant dévier le Flying Carpet, le Red Ink se comporterait comme la boule blanche au billard, il n’avait pu estimer le temps nécessaire à la manœuvre qu’il venait d’effectuer. À présent, Jœ et lui fonçaient vers le yacht qui se déplaçait toujours. Dans quelques secondes, ils l’emboutiraient. Ils pouvaient voir l’expression horrifiée des gens alignés sur le pont. Le Red Ink filait à l’allure excessive de cent kilomètres-heure. S’il coupait les moteurs, ils racleraient quand même les flancs de bois du vieux navire. « Et maintenant ? » hurla Jœ. « Continue ! », tonna Austin.

Zavala marmonna un juron inaudible. Il avait une confiance aveugle dans son coéquipier et le savait capable de les sortir de cette situation délicate, mais parfois les faits et gestes d’Austin défiaient toute logique. Zavala estima peut-être qu’ils couraient droit au suicide, mais n’en montra rien. S’il avait suivi son instinct, il aurait viré de bord en s’en remettant à la chance. Pourtant, il poursuivit inexorablement leur course insensée comme si le navire de soixante mètres qui bouchait son champ de vision, tel un grand mur blanc, n’était qu’un mirage. Il serra les dents et se crispa en prévision de l’impact. « Baisse-toi, ordonna Austin. Rentre la tête. Je vais le stuffer. »

Lui-même se pencha et mit pleins gaz ; en même temps, il déploya les gréements et les ailerons. Cette manœuvre était déconseillée en règle générale. Elle se produit lorsqu’un bateau émerge d’une vague avant de s’enfoncer dans la suivante. Mais la forme la plus redoutable de stuff restait ce qu’on appelait le sous-marin, terme illustrant parfaitement la position d’un bateau s’engageant à grande vitesse dans un stuff. Austin n’avait aucunement l’intention d’y échapper, au contraire il comptait dessus. Il retint son souffle. Le catamaran piqua brutalement du nez, ses proues s’enfoncèrent et, poursuivant sa course oblique, il disparut sous la surface comme une taupe s’enfouit dans la terre. Toujours propulsé par ses moteurs tournant à plein régime, le Red Ink se transforma donc en engin submersible, alors que rien ne l’y préparait.

Ils glissèrent sous le yacht, mais ne purent éviter d’en frôler la coque. Les verrières des cockpits furent arrachées. Il y eut un craquement inquiétant et un bruit d’eau. Les hélices passèrent quelques centimètres au-dessus de leurs têtes. Puis le catamaran franchit l’obstacle et se retrouva de l’autre côté. Bondissant hors de l’eau tel un gigantesque poisson volant écarlate, ses moteurs calèrent en produisant une sorte de bredouillement mécanique puis il s’immobilisa au milieu d’un nuage de fumée violette.

La structure interne du bateau était conçue pour pouvoir résister au passage d’une horde d’éléphants. Les verrières, elles, étaient plus fragiles. Les deux couvertures de Plexiglas avaient disparu et les cockpits s’emplissaient d’eau, tandis que le bateau roulait sur les vagues.

Zavala toussa et cracha l’eau salée qui lui emplissait la bouche. « Ça va ? » demanda-t-il. Sur son beau visage hâlé, se lisait la plus grande perplexité.

Austin ôta son casque, révélant par ce geste une épaisse chevelure couleur platine, presque blanche. Il regarda les marques laissées par les hélices du yacht sur le pont du catamaran et comprit qu’ils l’avaient échappé belle. « Encore de ce monde, répondit-il, mais décidément je ne pense pas que le Red Ink soit un véhicule amphibie. »

Zavala sentit l’eau lui mouiller la taille. « C’est le moment d’abandonner le navire.

— Considère cela comme un ordre », dit Austin en desserrant son harnais. Ils s’extirpèrent du catamaran tant bien que mal et sautèrent à la mer. Pour obtenir leur permis, les pilotes doivent passer un test de natation. Un bateau de plaisance s’arrêta à leur hauteur. On les hissa à bord, tout dégoulinants, quelques minutes avant que le Red Ink n’aille par le fond. « Qu’est-il arrivé au bateau doré ? » demanda Austin au propriétaire du petit yacht, un rumeur de pipe entre deux âges qui était venu à San Diego pour assister à la course et vivait à présent une aventure dépassant largement ses attentes. Du tuyau de sa pipe, il désigna quelque chose au loin. « Par là-bas. Le type s’est jeté au milieu de la flottille. Je sais pas comment il a pu éviter les bateaux.

— Ça vous ennuierait si on allait y jeter un coup d’œil ?

— Pas de problème », dit l’homme obligeamment, tout en tournant le gouvernail.

Quelques instants plus tard, ils rejoignaient le Flying Carpet. Ses verrières avaient été rabattues. À son grand soulagement, Austin vit que les hommes à l’ultérieur étaient en vie, malgré le sang qui ruisselait du crâne d’AU. Hank, quant à lui, avait l’air de tenir une sacrée gueule de bois.

Austin cria :  « Êtes-vous blessés ?

— Non », répondit Ali.

Il n’avait pourtant pas l’air très convaincu de ce qu’il affirmait. « Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Vous avez heurté une baleine.

— Une quoi ? »

Quand il vit qu’Austin ne plaisantait pas, Ali se rembrunit. « Je suppose que nous n’avons pas gagné », dit-il d’un ton morne. « Ne faites pas cette tête », dit Austin. « Au moins votre bateau à vous ne repose pas au fond de la mer ». « Désolé », fit Ali  d’un air triste. Puis une pensée lui vint et son visage s’illumina. « Alors, vous n’avez pas gagné non plus.

— Au contraire[2], répliqua Austin. Nous avons remporté tous les quatre le trophée des types les plus vernis qui soient ».

Ali hocha la tête.

— Allah soit loué », dit-il une seconde avant de s’évanouir.